XX
Déclaration de guerre
On comprend facilement que, si le roi était furieux, le prince de Condé n’était pas en proie à une rage moins grande, et cette rage était d’autant plus intense, qu’il ne pouvait s’en prendre à personne qu’à lui-même de ce qui lui arrivait, puisque c’était lui qui était venu chez Mlle de Saint-André, puisque c’était lui qui avait découvert le billet dans le mouchoir, puisque c’était lui, enfin, qui avait remis ce billet à l’amirale de Coligny.
Aussi, comme tous les gens qui se trouvent empêtrés par leur faute dans une mauvaise affaire, résolut-il de mener celle-ci jusqu’au bout et de brûler jusqu’au dernier vaisseau sur lequel il pouvait faire retraite.
D’ailleurs, après avoir souffert tout ce que lui avait fait souffrir Mlle de Saint-André, son plus grand désespoir, car il eût ressemblé à une honte et une impuissance, eût été de se retirer sans lancer en se retirant cette flèche de Parthe qui revient si souvent percer le cœur de l’amoureux qui la lance : la vengeance.
Or, la vengeance contre le roi, il l’avait déjà résolue ; mais la vengeance contre Mlle de Saint-André, il la méditait encore.
Un instant, il se demanda s’il n’y avait pas une certaine lâcheté à lui, homme, de se venger d’une femme ; mais de même qu’il s’était interrogé, il se répondit à lui-même que ce n’était pas un faible ennemi que cette jeune fille au cœur dissimulé et vindicatif, qui allait devenir, le jour même, sans doute, la maîtresse déclarée du roi.
Oui, certes, il courait un moins grand danger à envoyer un appel au plus brave et au plus adroit gentilhomme de la cour, qu’à se brouiller sans merci avec Mlle de Saint-André.
Il savait bien qu’une fois brouillé avec elle, c’était une guerre mortelle, sans paix ni trêve, qu’il lui faudrait soutenir contre elle, et que cette guerre durerait, féconde en périls, en embûches, en attaques ouvertes ou souterraines, tant que durerait l’amour du roi.
Et avec la beauté splendide de son ennemie, avec son caractère multiple, avec son tempérament plein de lascifs enivrements, il comprenait que cet amour, comme celui de Henri II pour la duchesse de Valentinois, pouvait durer aussi longtemps que sa vie.
Il ne courait donc pas le danger de l’homme brave qui va face à face affronter le lion ; mais il bravait ce péril, bien autrement sérieux, quoique moins grave en apparence, du voyageur imprudent qui, armé d’une simple baguette, s’amuse à agacer ce charmant serpent cobra dont la moindre piqûre est mortelle.
Ce danger était si grand en réalité, que le prince se demanda un instant s’il était bien nécessaire d’ajouter cette foudre nouvelle aux éclairs et aux tonnerres qui grondaient déjà sur sa tête.
Mais, de même qu’il avait hésité quand, avant de réfléchir, il avait craint de tomber dans une lâcheté, de même il se sentit invinciblement poussé en avant quand il vit que son action, lâche en apparence, était, en réalité, téméraire jusqu’à la folie.
S’il lui eût fallu descendre les escaliers, traverser la cour, remonter dans quelque autre corps de logis, mettre enfin le temps d’une réflexion plus sérieuse entre sa sortie de l’appartement du roi et son entrée dans celui de Mlle de Saint-André, peut-être la raison fût-elle venue à son aide, et, comme la Minerve antique, tirant par la main Ulysse de la mêlée, la froide déesse l’eût-elle tiré hors du Louvre. Mais, par malheur, le prince n’avait qu’à suivre le corridor dans lequel il se trouvait pour rencontrer à sa gauche, après un ou deux détours, la porte de Mlle de Saint-André.
Il sentait que chaque pas qu’il faisait l’en rapprochait, et, à chaque pas, les pulsations de son cœur redoublaient de rapidité et de violence.
Enfin, il arriva devant cette porte.
Il pouvait détourner la tête, passer, continuer son chemin. Sans doute, c’était le conseil que lui donnait tout bas son bon ange, mais il n’écouta que le mauvais. Il s’arrêta comme si ses pieds prenaient racine au parquet, et Daphné, changée en laurier, ne semblait pas plus immuablement fixée à la terre.
Après un instant, non d’hésitation, mais de réflexion, comme César lançant sa javeline de l’autre côté du Rubicon :
– Allons ! dit-il. Alea jacta est !
Et il frappa.
La porte s’ouvrit.
Le prince pouvait encore avoir cette chance, que Mlle de Saint-André fût sortie ou ne voulût pas le recevoir.
La destinée était écrite, Mlle de Saint-André était chez elle, et ces deux mots : « Faites entrer », arrivèrent jusqu’au prince.
Dans l’intervalle que l’on mit à le conduire, de l’antichambre où il attendait la réponse, au boudoir, où cette réponse avait été prononcée à voix assez haute pour qu’on l’entendît, Louis de Condé sentit passer, comme un éblouissement devant ses yeux et devant son cœur, tout ce vaste panorama des six mois qui venaient de s’écouler, depuis ce jour où il avait, par une effroyable pluie d’orage, rencontré la jeune fille dans cette mauvaise auberge des environs de Saint-Denis, jusqu’à l’heure où il l’avait vue entrer dans la salle des Métamorphoses avec une branche de myrte enlacée dans les cheveux, et où son regard indiscret ne l’avait point perdue de vue une seconde, jusqu’au moment où, de toute la parure qu’elle avait en entrant dans la salle, elle n’avait gardé que cette branche de myrte.
Et, à mesure que ce panorama se déroulait devant ses yeux, il voyait, si rapidement que ce fût, se répéter, pendant une nuit de Saint-Cloud, cette scène entre la jeune fille et le page ; puis il la retrouvait au bord du grand bassin dans la demi-teinte que projetait sur elle l’ombre tremblante des platanes et des saules ; puis il se regardait lui-même, debout et immobile sous les fenêtres, attendant qu’une persienne s’entrouvrît et qu’une fleur ou un billet tombât à ses pieds ; enfin, il se retrouvait sous ce lit où, pendant une première nuit, il avait attendu vainement, où personne n’était venu, et où, pendant une seconde, il avait vu venir, non seulement ceux qu’il attendait, mais encore ceux qu’il n’attendait pas : et toutes ces sensations diverses, éblouissement de l’auberge, jalousie du témoin caché, contemplation de la jeune fille se mirant dans le bassin, impatience de l’attente sous les fenêtres, angoisse de l’amant dans la chambre des Métamorphoses, toutes ces sensations montant à son cerveau, faisant battre ses tempes, brisant son cœur, tenaillant ses entrailles, toutes ces sensations, s’emparant de lui, l’assaillirent à la fois dans l’espace de quelques secondes.
Aussi se fut en frémissant, et pâle à la fois de jalousie, de colère, d’amour, de honte et de haine, qu’il se retrouva en face de Mlle de Saint-André.
Mlle de Saint-André était seule.
Dès qu’elle aperçut le prince cachant tous les sentiments opposés qui luttaient en lui sous un air passablement impertinent, dès qu’elle eut vu le sourire railleur perché sur ses lèvres comme l’oiseau moqueur d’Amérique sur une branche, la jeune fille fronça le sourcil, mais imperceptiblement : c’était, sous le rapport de la dissimulation, une âme bien autrement trempée que celle du prince de Condé.
Le prince la salua d’un air dégagé.
Mlle de Saint-André ne se méprit pas à l’expression de ce salut ; elle comprit que c’était un ennemi qui venait à elle.
Mais elle ne fit rien paraître de ces lueurs qui pénétraient en elle, et, au salut dégagé, au sourire moqueur du prince, elle répondit par une longue et gracieuse révérence.
Puis, lui souriant de son œil le plus caressant et lui adressant la parole de sa voix la plus douce :
– À quelle sainte, prince, demanda-t-elle, dois-je adresser mes remerciements pour cette visite aussi matinale qu’inattendue ?
– À sainte Aspasie, mademoiselle, répondit le prince en s’inclinant avec un respect affecté.
– Monseigneur, répondit la jeune fille, je doute que je la trouve, si minutieusement que je cherche, sur le calendrier de l’an de grâce 1559.
– Alors, mademoiselle, si vous voulez absolument remercier une sainte pour cette mince faveur de ma présence, attendez que Mlle de Valentinois soit morte et ait été canonisée ; ce qui ne peut pas manquer de lui arriver, si vous la recommandez au roi.
– Comme je doute que mon crédit aille jusque-là, monseigneur, je me bornerai à vous remercier vous-même, en vous demandant bien humblement ce qui me procure le plaisir de vous voir.
– Comment ! vous ne devinez pas ?
– Je viens vous faire mes compliments bien sincères sur la nouvelle faveur dont Sa Majesté vous honore.
La jeune fille devit pourpre ; puis, par une réaction subite, ses joues se couvrirent d’une pâleur mortelle.
Et cependant elle était bien loin encore de soupçonner la réalité ; elle crut seulement que l’aventure de la nuit était déjà ébruitée et que l’écho en avait retenti aux oreilles du prince.
Elle se contenta donc de regarder le prince avec une expression qui tenait le milieu entre l’interrogation et la menace.
Le prince fit semblant de ne rien voir.
– Eh bien ! demanda-t-il en souriant, qu’y a-t-il donc, mademoiselle, et en quoi le compliment que j’ai l’honneur de vous adresser a-t-il pu instantanément donner à vos joues la couleur de vos lèvres – il est vrai qu’elles ne l’ont pas conservée longtemps – et du mouchoir que vous m’avez fait l’honneur de me donner l’autre nuit ?
Le prince appuya sur ces derniers mots d’une façon si significative, qu’il n’y eut plus à se tromper sur l’expression que prit le visage de Mlle de Saint-André.
Il tourna tout entier à la menace.
– Prenez garde, monseigneur ! dit-elle d’une voix d’autant plus terrible qu’elle affectait un calme parfait. Je crois que vous êtes venu ici avec l’intention de m’insulter.
– Me croyez-vous capable d’une pareille audace, mademoiselle ?
– Ou d’une pareille lâcheté, monseigneur. Lequel des deux mots serait le plus convenable en cette circonstance ?
– C’est ce que je me suis demandé à la porte, mademoiselle. Je me suis répondu : Audace !... et je suis entré.
– Alors vous avouez que telle était votre intention ?
– Peut-être. Mais, en y réfléchissant, j’ai préféré me présenter à vous à tout autre titre.
– Et auquel ?
– Comme un ancien adorateur de vos charmes, changé en courtisan de votre fortune.
– Et sans doute, en cette qualité, vous venez me demander quelque grâce ?
– Une grâce immense, mademoiselle.
– Laquelle ?
– Celle de vouloir bien me pardonner d’être la cause de la malencontreuse visite de cette nuit.
Mlle de Saint-André regarda le prince d’un œil de doute, car elle ne pouvait croire qu’un homme marchât si imprudemment et si directement au gouffre. De pâle, elle devint livide.
– Prince, dit-elle, vous avez réellement fait ce que vous dites ?
– Je l’ai fait.
– Si cela est vrai, laissez-moi vous dire qu’il fallait tout simplement que vous eussiezperdu l’esprit.
– Je crois tout simplement, au contraire, que je l’avais perdu jusqu’à ce moment-là, et que c’est à ce moment-là seulement que je l’ai retrouvé.
– Mais croyez-vous aussi qu’une pareille insulte restera impunie, monsieur, tout prince que vous êtes, ou espérez-vous que je n’en instruirai pas le roi ?
– Oh ! c’est inutile.
– Comment, c’est inutile ?
– Mon Dieu, oui, attendu que je viens de l’en instruire moi-même.
– Et lui avez-vous dit aussi qu’en sortant de chez lui vous comptiez entrer ici ?
– Non, par ma, foi ! car je n’y songeais pas ; l’idée m’est venue en route ; votre porte s’est trouvée sur mon chemin, et vous connaissez le proverbe : « L’occasion fait le larron. » Je me suis dit que ce serait une véritable curiosité, si, par bonheur, j’étais le premier à vous faire mon compliment. Suis-je le premier ?
– Oui, monsieur, et ce compliment, dit fièrement Mlle de Saint-André, je le reçois.
– Ah ! puisque vous le recevez si bien, laissez-moi vous en faire un autre.
– Sur quoi ?
– Sur le goût de votre toilette dans une circonstance aussi solennelle.
Mlle de Saint-André se mordit les lèvres. Le prince la conduisait sur un terrain où il était difficile qu’elle se défendît avec avantage.
– Vous êtes homme d’imagination, monseigneur, dit-elle, et vous m’avez bien certainement, grâce à cette imagination, fait les honneurs d’une toilette bien supérieure à celle que j’avais en réalité.
– Non pas, je vous jure ; elle était simple, au contraire ; il y avait surtout une branche de myrte enlacée à ces beaux cheveux.
– Une branche de myrte ! s’écria la jeune fille ; d’où savez-vous que j’avais une branche de myrte dans les cheveux ?
– Je l’ai vue.
– Vous l’avez vue ?
Mlle de Saint-André commençait à n’y plus rien comprendre et sentait son sang-froid près de lui échapper.
– Voyons, prince, dit-elle, continuez, j’aime les fables.
– Alors vous devez vous rappeler celle de Narcisse... Narcisse amoureux de lui-même, se regardant dans un ruisseau.
– Après ?
– Eh bien ! avant-hier, j’ai vu quelque chose de pareil, ou plutôt de bien autrement merveilleux : c’est une jeune fille amoureuse d’elle et se regardant dans un miroir avec non moins de volupté que Narcisse se regardant dans son ruisseau.
Mlle de Saint-André jeta un cri. Il était impossible que le prince eût inventé cela, ou qu’on le lui eût raconté. Elle était seule, ou plutôt elle se croyait seule dans la chambre des Métamorphoses, quand avait eu lieu cette scène à laquelle le prince faisait allusion. La rougeur prit le dessus, elle redevint pourpre.
– Vous mentez ! dit-elle.
Mlle de Saint-André rugissait entre ses dents ; seulement, elle essaya de dissimuler ce rugissement dans un éclat de rire.
– Oh ! reprit-elle, le beau conte que vous nous faites là !
– Oui, vous avez raison, le conte est beau ; mais qu’est-il en comparaison de la réalité ? Malheureusement, la réalité fut passagère comme un rêve. La belle nymphe attendait un dieu, et voilà que ce dieu ne put pas venir, la déesse, sa femme, étant tombée de cheval comme une simple mortelle et s’étant blessée.
– Avez-vous encore beaucoup de choses dans le genre de celles-là à me dire, monsieur ? grinça Mlle de Saint-André, toute prête, malgré sa force, à se laisser emporter à la colère.
– Non, je n’ai plus qu’un mot : le rendez-vous fut remis au lendemain. Voilà ce que j’étais venu vous dire ; et, sur ce, dans l’espoir de l’avenir, permettez-moi de terminer comme si j’étais déjà roi, la présente visite n’étant à autre fin ; sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde !
Et, sur ce, en effet, le prince de Condé sortit avec cette impertinence qui, deux siècles plus tard, fit la réputation des Lauzun et des Richelieu.
Arrivé sur le palier de l’escalier, il s’arrêta, et, jetant un regard en arrière :
– Bon ! dit-il, me voilà brouillé avec la reine mère, me voilà brouillé avec le roi, me voilà brouillé avec Mlle de Saint-André, et tout cella d’un seul coup. Belle matinée, ma foi ! pour un cadet de Navarre... Bah ! ajouta-t-il philosophiquement, il est vrai que les cadets passent par où les aînés ne passeraient pas.
Et il descendit lestement l’escalier, traversa cavalièrement la cour et salua la sentinelle, qui lui présentait les armes.